Rétention - on en parle...

L'avis d'un spectateur :

 

Damien Charron, directeur de l'Ecole de Musique et de Danse de Villetaneuse

 

J'ai assisté le vendredi 4 mai 2012 à Villepinte au spectacle « Rétention » d’Hervé Hassika, produit par la compagnie Mood/RV6K ; je le voyais pour la seconde fois et je livre ici quelques éléments d’analyse d’après ce que j’ai personnellement perçu. 

Les impressions du titre

Le substantif « rétention » a une double origine juridique et médicale, mais avec une notion forte de contrainte, que ce soit la rétention d’eau d’un tissu ou le principe d’enfermement du centre de rétention. Le corps et la société. Voici deux pistes à suivre dans notre tentative d’exploration des sens de ce spectacle. 

Le monologue initial et la dramaturgie des frontières

Dans le noir retentit le monologue de Patrick Goujon : des mots qui disent l’expérience du temps, de l’attente en même temps que la conscience des frontières pour le corps. C’est alors qu’apparaissent les 4 danseurs/danseuses, bloqués chacun dans une sorte de couloir parallèle : les corps se heurtent à des parois (certes invisibles), cherchent à repousser, se débattent, sous l’œil du spectateur. Vision d’un centre de rétention, où le spectateur a la place du surveillant ?

En tout cas, se développe une première dramaturgie, dont la trajectoire est claire. Peu à peu en effet les quatre personnages vont se trouver ; ils vont commencer par  contourner les frontières, s’insinuer dans les interstices et soulever les parois pour s’insérer dans un univers plus vaste. Ils feront alors la découverte de l’autre d’abord par le frottement des corps comme exploration de la frontière corporelle (ce qui donnera un magnifique duo d’amour entre Elsa et X), puis ils formeront des couples jusqu’à constituer un seul regroupement. Ce qui apparaissait comme une forme de schizophrénie collective (et imposée) prend la tournure d’une empathie. Cette évolution de l’individuel vers le collectif s’accompagne d’une transformation des gestes : ce qui repoussait, s’agitait dans son coin devient accueil, gestes partagés, apaisement collectif. Et surtout, de heurté, le geste devient ralenti, contrôlé. Une sensation d’harmonie par une synchronie lente des gestes s’en dégage (qui n’est pas sans faire penser au « tai chi »).

Pourtant l’œuvre ne se résume pas à cette évolution, dont la lecture sociale semble évidente. En particulier, le sens de l’œuvre ne se résume pas seulement à cette transgression des frontières qui apporte la force des regroupements au travers de l’acceptation de l’altérité.

La double fonction du mot dans le spectacle « Rétention »

Notre description de l’action a mis volontairement de côté un personnage à part entière, le percussionniste, situé sur une scène en hauteur, derrière un rideau transparent, et en contrehaut de l’espace scénique. Et surtout le texte n’est pas seulement le support immatériel d’un discours. A cet aspect d’énoncé s’ajoute son énonciation, la matérialité de son émission ; au même titre que la musique, le mot prononcé est une instance sonore.

Indépendamment de son sens, le monologue est imposé de l’extérieur aux danseurs. Par exemple les claquements sur les cuisses qui sont synchrones, quoique les danseurs soient dans des univers sans communication, jouent également ce rôle. Je l’analyse comme un résidu sonore de la parole, et un ferment, qui va amener le personnage à s’approprier la parole. En effet cette dernière est extérieure, de même que le percussionniste est sur une autre scène.  

Les schémas de réappropriation des identités par le passage des mots dans le corps

Le spectacle peut donc se lire aussi comme un processus progressif d’appropriation du langage (et du sens) par les personnages. Si le texte de Patrick Goujon possède une force virtuelle, encore faut-elle qu’elle prenne corps. Plusieurs étapes soulignent cette incarnation progressive. A un moment, par exemple, Elsa fait une sorte de jeu du portrait par la négative (« je ne suis pas.. »), elle cherche son identité en creux.  Plus tard, l’autre danseuse fredonne une mélodie aux accents de blues (musique déjà hautement symbolique par son origine de métissage et de réappropriation culturelle) : elle se saisit alors de la musique (jusqu’à présent en partie enregistrée et en partie jouée en direct par le percussionniste), et s’approprie donc ce matériau signifiant. Et je veux comme preuve de cette trajectoire, concomitante à la première, le statut du percussionniste. Situé sur « l’autre scène », il représente en quelque sorte l’inconscient des personnages, ou encore le retour du refoulé. S’il fait entendre le « bruit » du langage, qu’il transforme en musique, c’est pour montrer le chemin de la métamorphose. Il crée les conditions d’émergence du discours du corps, et s’associe à la fin avec les quatre danseurs. Celui qui est aliéné l’est d’abord par les mots, celui qui est enfermé l’est d’abord par les mots, et c’est en s’appropriant la force des mots, en captant l’énergie qui y est contenue que les personnages pourront conquérir leur libération sur un second plan (individuel, par rapport au premier, collectif) pour renverser l’ordre des choses.   

 

La problématique finale de la danse comme art de la rétention, ou la dialectique espace/temps

Si la réappropriation individuelle des corps par l’incarnation d’un discours sensible et le dépassement des frontières vers une conscience collective unifiée constituent les deux trajectoires parallèles du spectacle, se développe également une problématique plus souterraine et réflexive sur la danse. De façon paradoxale, c’est dans le fait de retenir consciemment le mouvement (et donc par un contrôle de l’énergie) que se situe une (nouvelle ?) possibilité d’un développement du geste chorégraphique fondé intrinsèquement sur le mouvement. N’oublions pas qu’Hervé Hassika vient de la culture hip-hop, dont les formes se situent beaucoup en référence au sol, et en rapport avec une énergie « immanente » ; ne peut-on poser l’hypothèse que le sol joue dans cette danse précisément la fonction symbolique de la frontière du corps ; se libérer de l’attraction extrême de la pesanteur ne permet-elle pas justement de trouver son envol, tel Icare ? Ne peut-on aller plus loin encore en disant que convoquer le ralenti, la rétention du mouvement, bref prendre appui sur le temps est ce qui va donner à la danse le moyen de maîtriser l’espace ?                                         

 

Damien Charron

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